Mise à jour le 09 déc. 2025
Penser la place de l'objet
| Parler de l’objet revient en premier lieu à considérer la place qui lui est faite dès lors qu’il se pose non seulement en relation mais potentiellement en concurrence avec le sujet humain. En s’attachant à suivre l’objet dans les pratiques comme dans les représentations, notre réflexion pourra prendre pour point de départ une remise en cause de la place secondaire, de la fonction ancillaire ou encore du rôle tantôt purement utilitaire, tantôt purement décoratif de l’objet. A un moment où les productions humaines s’intéressent toujours plus au non-humain et au posthumain, la littérature et les arts opèrent un geste paradoxal : c’est de plus en plus un objet qui ne doit rien à une main humaine que l’on cherche à offrir à la contemplation et à la réflexion, un objet qui survit à l’humain et se transforme indépendamment de tout regard. La place des « nouveaux matérialismes » dans le champ théorique contemporain interpelle à l’ère de la dématérialisation. On peut notamment songer au succès rencontré par la pensée de Bruno Latour où l’objet est « acteur » au même titre que le sujet : il échappe alors à l’inertie et à la fixité qu’on lui associe d’habitude et participe à des « réseaux d’actants » en constante reformation. |
L'objet au sein de chaque axe
- Objet et chose | Axe Seuils
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L’objet que l’on façonne patiemment passera de main en main pour être parfois dérobé, collectionné, exposé, ou au contraire oublié. Objet sacré ou objet magique, il peut devenir objet fétiche, mais peut aussi aisément, d’objet d’adoration, se transformer en objet de détestation, objet exécré ou objet abject. Parfois lié à l’ordinaire, au banal ou à une familiarité rassurante, il pourra tout aussi bien se faire envahissant et revêtir une inquiétante étrangeté. La représentation n’a pas manqué de refléter la multiplication et la reproduction potentiellement infinie de l’objet à l’ère technologique et industrielle ; dans le même temps le geste littéraire ou artistique n’aura eu de cesse de tenter de soustraire l’objet à son instrumentalisation en donnant à appréhender la « chose » à travers ou à la place de l’objet. Parmi les devenirs de l’objet, il faut donner une place toute particulière sans doute à la longue histoire de cette distinction entre « chose » et « objet ». Celle-ci ouvre un vaste pan de la philosophie au sein de laquelle la « chose en soi » de Kant et la « choséité de la chose » de Heidegger tout particulièrement ont nourri la lecture de textes ou d’oeuvres détachant l’objet de son inféodation au sujet humain.
L’objet peut constituer un point d’entrée ou un prisme privilégié pour décrire certains moments artistiques ou littéraires, observer continuités et ruptures d’un genre, d’une esthétique ou d’un mouvement à un autre : du conte de fées au réalisme, du réalisme au surréalisme, du modernisme au postmodernisme, du Nouveau roman à la fable écologique. On pourra s’arrêter sur l’importance de l’objet sur la scène théâtrale, mais aussi en poésie ou dans la fiction, à travers l’ekphrasis notamment : s’ouvre alors aussi la perspective d’une réflexion intermédiale entre le texte et les arts visuels. - L’objet mémoriel | Axe Mémoires
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L’objet mémoriel peut s’interpréter dans les archives personnelles et collectives. II peut être aussi témoin mémoriel d’un moment historique de la part des vaincu.e.s et/ou infériorisé.e.s. On pense notamment au besoin - le temps passant (aidant ?) - de sauvegarder les lieux de mémoire, les construire (musées), les entretenir (camps de concentration-extermination dans le Cône sud-américain). Ils deviennent alors à leur tour objets de conservation et objets de nouvelles interprétations, de polémiques partisanes et de luttes politiques acharnées quand elles ne sont pas révisionnistes, voire négationistes. Au-delà de la réification, dans le cadre de la politique nationale des pays, ces lieux sont aussi des objets de reconnaissance mondiale (Unesco), de souvenir, des objets de discorde qui peuvent conduire à des incidents diplomatiques (manifestation contre la présence lors de visites diplomatiques d’Obama dans certains lieux mémoriels tant que les Etats-Unis n’ont pas fait leur mea culpa ou ouvert l’autre objet mémoriel, les archives qui contiennent les mécanismes et justifications de la transformation des individus en objets par les dictatures militaires).
S’y ajoute la difficile conservation/transmission des objets créés par des prisonnières et leur réification mémorielle qui n’était sans doute pas le but au moment de leur création.
À leur tour, le temps passant et son processus d’oubli aidant, les arts, la littérature et les arts plastiques se transforment en vecteurs producteurs d’objets mémoriels, créant des objets artistiques et se concentrant sur l’exploration d’objets comme synecdoques ou métonymies de moments passés difficilement saisissables ou narrables ou difficiles à transmettre. L’objet est aussi celui que les exilés ou émigrés conservent dans leur périple-fuite comme souvenir ou preuve de la raison de leur action-activité. - L’objet au sein du paysage contemporain | Axe Espaces / Paysages
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L’axe Espaces / Paysages poursuivra sa réflexion sur les migrations en se concentrant sur le rôle qu’y joue l’objet. Les objets attachés aux migrants – frêles embarcations, baraquements au milieu du paysage, vêtements, photographies des êtres, des objets et des paysages laissés derrière soi… – sont autant de signes à déchiffrer qui disent l’origine ou la condition de ces derniers, c’est-à-dire leur nomadisme, leur marginalité, leur vulnérabilité, voire leur dénuement.
Les migrants sont parfois réduits à de véritables objets ou déchets que l’on externalise comme certains déchets stockés dans des décharges à l’étranger. Le gouvernement italien a conclu récemment un accord avec le gouvernement albanais pour envoyer des migrants dans un centre de rétention basé en Albanie, espace obligé pour ces personnes. Cette marchandisation des migrants, qui a déjà commencé en Europe, pose naturellement un problème éthique et montre la difficulté pour le migrant à être considéré comme un sujet. Le migrant comme objet artistique n’est pas non plus sans poser une question éthique. Notons que O Desterrado (L’exilé) d’António Soares dos Reis est une sculpture très esthétisée du XIXe siècle où le migrant est représenté nu, dépouillé de tout objet.
► Migrations
Dans un monde en proie à des bouleversements économiques, politiques et climatiques ainsi qu’à de nombreux conflits armés, de plus en plus d’individus font l’expérience de la migration, ce dont rend compte la littérature de migration. Dans le cadre de l’axe de recherche portant sur les migrants et les migrations dans les arts et les discours, pourraient être étudiés, à partir notamment de l’ouvrage d’Alexis Nouss, La Condition de l’exilé – Penser les migrations contemporaines (2015) et de celui de François Walter, Catastrophes : une histoire culturelle (XVIe-XXIe siècle) (2008), divers aspects thématiques ou théoriques de la littérature de migration ou des discours sur les migrations produits dans les différentes aires géoculturelles représentées au sein de LCE : catastrophes et migrations, le vécu de l’expérience migratoire au cours du voyage ; la représentation de l’accueil et de l’intégration des migrants ; l’image du migrant dans le pays d’accueil ou dans le pays d’origine ; l’image des nationaux ; expérience migratoire et reconstruction de l’identité ; la représentation des lieux d’arrivée et des lieux de départ ; migrations et transferts culturels et linguistiques ; la mémoire de la migration ; les genres et les formes littéraires les plus réceptifs à l’écriture de la migration ; la relation entre Histoire et fiction ; l’instrumentalisation politique de la question migratoire ; la migration et ses mythes ; la migration au prisme du genre.
Parfois, les migrants sont abandonnés par leurs passeurs à la limite des eaux territoriales du pays d’accueil ou de transit, puis, parfois, ils vivent à la limite de la société, à la limite du seuil de pauvreté même lorsqu’ils travaillent légalement ou non. Parfois aussi, ils vivent à la limite entre deux zones géopolitiques, où ils se trouvent bloqués, avec un accès limité aux moyens d’existence les plus élémentaires (nourriture, eau, médicaments, etc.) ; c’est le cas actuellement des migrants bloqués à la frontière entre l’UE et la Biélorussie. Ils sont donc des individus particulièrement confrontés aux limites, à commencer par celles de leur propre corps durement éprouvé par le voyage migratoire auquel tous ne survivent pas. Ceux qui survivent à ce voyage sont ensuite confrontés aux limites, réelles ou invoquées pour des raisons idéologiques, du pays au sein duquel ils vivent parfois à la limite des centres urbains : limites d’acceptation sociale, limites des moyens mis à leur disposition, limites des droits qui leur sont octroyés, etc. La notion de limite est interrogée en littérature où le personnage du migrant qui a quitté son pays d’origine pour échapper aux limites que ce dernier lui impose se retrouve confronté aux limites du pays d’accueil.